Philippe Choulet
Pulsion, perversion et normalité chez Freud.
Les derniers événements démocratiques et lobbyistes au sujet, par exemple, du “Mariage pour tous” (sic! comme s’il n’y avait pas des exclus d’office!!!), ressuscitent une des sources problématiques de l’œuvre de Freud, qui est “le non-finalisme de la pulsion”: la pulsion cherche uniquement la satisfaction (son apaisement, qui est aussi, paradoxalement, son entretien infini…) dans des objets et des formes diverses, que le sujet humain “invente” tantôt dans sa culture, tantôt contre sa culture, mais toujours en fonction de son histoire personnelle, voire, évidemment, de sa pré-histoire. “Inventer” est souvent trop optimiste: la plupart du temps, ça lui tombe dessus, au sujet.
Freud coupe radicalement le fil d’or que les religions, les morales, les philosophies, les idéologies avaient établi entre pulsion (l’appétit, le désir, l’affect, le sentiment, l’amour, la passion…) et “nature”: il n’y a pas d’objet naturel ni de forme naturelle de satisfaction de la pulsion.
C’est pour cette raison que la psychanalyse produit un effroi, par son a-moralité, voire, évidemment, son immoralité. Mais cette a-moralité est une des conditions de la connaissance: l’idéologie naturaliste travaille comme au mieux comme une inhibition, au pire comme un interdit de penser (“Denkverbot”), une (auto)censure genre Cerbère, chien des Enfers. Mais dans cet enfer-là, il faut bien y aller, ne serait-ce que parce que le Diable est plus intéressant que le bon Dieu et ses bondieuseries.
Cet enfer du savoir répond à l’enfer sur terre que constitue le conflit des groupes de pression, le relativisme tous azimuts, le scepticisme absolu (comme premier pas vers l’éloge de l’ignorance…), la superstition, le terrorisme moral — dans le cas du “mariage gay”, le Vatican d’un côté, l’idéologie U.S. “transgenre”, de l’autre… C’est pour cela que la notion de “perversion” est devenue nécessaire à la pensée de la sexualité et de la logique de l’inconscient, dans la mesure où l’indétermination native de la pulsion quant au choix d’objet et à sa forme, à son destin, déplace considérablement les oppositions abstraites et traditionnelles entre “nature” et “culture”. Il faut bien enregistrer les extravagances, les aberrations et les anomalies de la sexualité humaine, dans son art de jouir, avant de les comprendre.
L’interrogation freudienne est très actuelle dans son inactualité même: si nous renonçons à poser une “nature”, comment alors traiter de la dé-naturation de l’homme, de ses avatars historiques problématiques, dès lors qu’on accepte de constater qu’un des arts qui font la culture et l’histoire humaines est celui d’expérimenter sur soi-même? C’est que la vie humaine est une aventure. Si nous renonçons à poser une norme, par exemple du côté de la “santé”, comment alors penser une pathologie, du côté de la “maladie”? Penser la norme et la perversion, la santé et la maladie, ne saurait être “tabou”.
Ce que nous apprend Freud ici, c’est qu’il y a un devoir de savoir, de connaissance, d’interprétation et d’établissement institutionnel du jugement, dès lors qu’il y a moyen de penser les différences entre le normal et le pathologique qui traverse la question de la perversion: si toute sexualité est perversion, il n’y a plus de perversion — et plus de norme non plus (et la question est alors: “pourquoi diable la psychanalyse?”). Il faudrait donc exposer la différence de degré entre la perversion supportable et la perversion insupportable, une anormalité de certaines normes et une normalité de certaine norme (et même de certaines perversions…). La complexité des problèmes est la vitrine logique de la complication de l’établissement progressif de notre libido, sur le plan de l’espèce humaine comme sur le plan individuel.